“Épargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement! Que le coq vous avertisse en vain qu’il fait jour!” Cet hymne à l’oisiveté du poète grec Antipatros est propre à faire trembler dans leur vétuste carcasse teintée à outrance du devoir chrétien, les inconditionnels défenseurs de la vertu du travail, où le labeur et la souffrance vont de pair avec l’intégrité, le mérite et l’honneur et où, malheureux que nous sommes, le repos et le farniente sont mis à la geôle des interdits, des maladroits et honteux! Mais que le lecteur ne s’emballe pas trop vite à la suavité de cet éloge de la paresse et que les fidèles adeptes des théories de la fin du travail rangent encore pour l’ombre d’un moment leurs clairons, car au-delà de la farandole et de la musique, se cache une vérité qui, peut-être, saura décevoir les quelques-uns qui voyaient dans ce témoignage du passé, l’aube d’un espoir qui enfin semblait se déployer sur les jours à venir. Cette vérité : la transcendante centralité du travail.
Quoique que ces propos puissent a priori sembler contradictoires et déroutants, en essence il n’en est rien. Et le texte qui suit, démontrera entre autres, qu’entre le discours du droit à la paresse et celui de la centralité du travail, se dessine aisément un lieu d’entente, celui justement de la part intrinsèquement humaine du travail. Tout l’enjeu se situe au coeur de sa définition. Voilà toute la problématique qui se pose aujourd’hui, à savoir l’éventualité de l’avènement d’une société qui ne sera plus centrée sur le socle du travail et où en conséquence, tout sera à redéfinir et à réinventer. Le processus d’analyse et de pronostic est déjà entamé, le débat est lancé : peut-on parler de la fin du travail? Le travail est-il encore enraciné dans la conscience des humains comme pierre angulaire à un relatif équilibre de leur être ou encore dans la structure sociale, comme un engrenage indispensable à son bon fonctionnement, et dans quelle mesure?
De quel travail parle-t-on?
– Travail au sens anthropologique. Il est bien évident que pour bien comprendre l’enjeu du débat sur la fin du travail, il faut dans un premier temps, bien comprendre ce qu’on entend par travail de façon à bien cerner quelle nature de travail nous estampillons de ce fatalisme. Qu’entend-on par travail au sens anthropologique? Le travail est l’essence de l’homme. Voilà le premier postulat de de la théorie marxiste qui tient à démontrer que le travail, en ce qu’il est acte de création, est le propre de l’homme, c’est-à-dire un invariant de la condition humaine qui transcende l’histoire et qui défini le lien entre l’homme et la nature et entre l’homme et son prochain. En essence, c’est-à-dire à son état utopique (au sens d’état premier), le travail permet l’accomplissement, la réalisation de soi en même temps qu’il répond à une nécessité collective et sociale. Celle-ci est satisfaite dans la mesure où l’homme, sans entrave, apporte par son travail, au meilleur de ses capacités, sa contribution au bien-être et au développement social, en même temps qu’il ressent par un indéfectible lien qu’il a avec la société, une certaine dépendance (tout à fait salutaire, car non aliénante). Ainsi en collaboration avec l’ensemble des producteurs, il participe au même titre que tous, à la satisfaction des besoins et désirs collectifs en même temps qu’à la réalisation personnelle de tous. Ainsi se développe une réciprocité entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la société. L’homme satisfait donc, sans obstacle, son caractère social.
– Travail capitaliste. Nous abordons ici un point essentiel de notre argument, car c’est sur la définition de ce travail, en l’occurrence, le travail capitaliste, que se base, jugeons-nous, le principal argument des auteurs qui défendent la thèse de la fin du travail. Nous définissons le travail capitaliste comme étant ce que nous entendons généralement par emploi. Le terme capitaliste se justifie en ce sens que l’emploi n’est qu’une forme de travail au sens anthropologique et philosophique, sous sa forme aliénée. Cette affirmation mérite peut-être quelques précisions si l’on veut vraiment comprendre l’ampleur et l’importance de cette distinction entre le travail à son état premier et l’emploi, ou le travail salarié, bref le travail aliéné. Ce qu’il faut absolument comprendre et mettre en évidence au premier abord, c’est la contradiction, disons structurelle, qui est partie inhérente du système capitaliste et d’où naissent ensuite tous les problèmes qui lui sont typiquement propres. “Le travail appelle l’usage commun des biens, la propriété qu’il permet d’acquérir n’est légitime que dans la mesure où elle est communication, c’est-à-dire jouissance dans et pour la communauté”(Meda). Voilà les conditions matérielles où pourrait se déployer, s’exprimer librement et pleinement la volonté créatrice de l’homme, mais telle n’est pas l’état des choses au sein du capitalisme d’où l’incontournable contradiction. Dans le système capitaliste, le caractère de plus en plus socialisé de la structure du procès de travail entre en contradiction directe avec le caractère privé de la production réelle sur les moyens de production. Dans un tel système, le travail n’est alors pas distingué de toute autre marchandise. Lorsque par la vente un produit entre dans le circuit des échanges, il échappe à son propre producteur, il devient marchandise, c’est-à-dire qu’il obéit à des lois étrangères à celle de sa propre création; les lois impersonnelles du marché.
Dès lors, les rapports entre les hommes se métamorphosent en rapport entre des choses. L’homme perd alors son essence, qui est de poursuivre consciemment les fins de sa création. De plus, dans tout régime de propriété privée des moyens de production, le travailleur n’est pas seulement séparé du produit de son travail, mais de l’acte même de son travail. Les mouvements, les gestes, le rythme et la cadence sont commandés du dehors par la place qui est assigné au travailleur dans les rouages de la production. La machine prend le pas sur l’homme et le déshumanise du même coup. La nouvelle unité que constitue l a machine et l’objet de travail devient comme dit Marx “un squelette matériel indépendant des ouvriers” et devient un élément fixe du procès de travail, disposé à recevoir n’importe quel ouvrier. Mise à part cette dernière caractéristique de l’aliénation du travail, ce qui doit être pris en considération ici est l’aboutissement du travail résultant non pas en l’épanouissement de l’homme, mais en une valorisation pure et simple du capital. Ce travail capitaliste, est la négation même du Travail. En revanche, il est possible de se le réapproprier en le désaliénant, c’est-à-dire en le délivrant des griffes du capital. Nous verrons plus tard comment cela peut pratiquement se concrétiser.
Ainsi, l’autre élément clé qu’il est impératif de retenir est que finalement, ce n’est pas le travail au sens philosophique ou au sens de production matérielle qui contribue à l’épanouissement de l’homme qui est en voie de disparition, mais le travail capitaliste, salarié, marchand qui date environ de l’époque du capitalisme manufacturier, il y a près de 300 ans. En revanche, le Travail quant à lui reste central en raison de ce qu’il est un besoin humain qu’on ne peut refouler et qui tente tant bien que mal à se satisfaire dans son substitut aliénant qu’est l’emploi capitaliste, et surtout dans d’autres activités, aussi infimes soient-elles, hors du travail. Il y reste central, car une fois le travail capitaliste disparu, l’homme ressentira de nouveau, et de façon authentique cette fois, son désir de créer et produire, librement.
Force est de constater, finalement, qu’il n’est de véritables changements possibles pour pallier aux nombreuses faiblesses du système capitaliste, qu’en dehors du système capitaliste. Nombreux sont les sociologues qui épaulent ce principe (que ce soit Castels ou Laville ou encore Caillé), sans pour autant s’en rendre compte, sans réussir à voir au-delà de la convention idéologique, de l’horizon du “faisable”, donc de ce qui se fait déjà (pour paraphraser J.J. Rousseau). “La responsabilité oblige à constater que les innombrables “mesures pour l’emploi” n’ont empêché ni le chômage ni l’inactivité de masse” (Caillé et Laville). N’arrivant pas à outrepasser les voies préalablement tracées, ils ne proposent que des réformes qui suivent le courant du capital, s’y conforment gentiment pour tôt ou tard se heurter au mur de l’incontournable et intransigeante réalité du système capitaliste. Nous le voyons bien, au lieu de proposer un véritable changement (qui supposerait un inévitable chambardement des acquis sociaux, moraux et idéologiques), les intellectuels et gouvernants proposent comme en un dernier souffle de désespoir, de simples réformes qui gardent l’homme et le travail sous l’emprise du pouvoir du capital et le fait régresser dans sa condition matérielle et son être moral. Cessons de nourrir ces illusions, que faut-il encore attendre? Que les réformes proposées échouent; elles échoueront! Mais cette fois, nous nous retrouverons au fond de l’abîme, et la survie de l’humanité en dépendra alors.
Il faut dépasser l’obstacle que pose la propriété des moyens de production et la division en classes qui en découle, si nous voulons réconcilier l’homme avec lui-même et redonner au travail sa fonction première, celle de la pleine et entière réalisation de soi dans l’oeuvre de création. Comment? Par une prise de conscience collective des enjeux et de la concrétisation de leur solution dans le socialisme et par un consentement démocratiquement majoritaire face au choix de prendre une voie nouvelle, en y assumant volontairement les sacrifices qui seront nécessaires à faire si nous voulons détourner l’humanité de l’impasse qui l’attend au sein de ce système. Ainsi, dans une telle société, les technologies remplaceront l’homme en ses tâches les plus déshumanisantes et permettront véritablement cette fois, puisque libérés des griffes du capital, de parler de société de loisirs, le travail désaliéné y occupant encore une place centrale, mais se manifestant sous différentes autres formes. Ainsi seront réconciliés le travail intellectuel et manuel, en ce que les tâches sociales seront équitablement partagées entre tous, permettant le plein épanouissement. On produira pour les besoins collectifs de la société, évitant ainsi le gaspillage inutile et disparaîtront toutes les formes d’exploitation humaine, car la satisfaction des besoins humains se substituera à la quête d’une maximisation des profits. Ce que nous proposons finalement, et qui va bien au-delà de la seule résolution du débat sur le travail, c’est d’aller dans le sens de l’histoire en faisant collectivement, consciemment et démocratiquement un pas vers l’avant, vers le progrès social et humain ; ce que nous proposons, c’est d’oser l’exode et d’ouvrir les portes au Socialisme Mondial!
“Quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins!””
Caillé, Alain et Jean-Louis, Laville, 1996, “Pour ne pas entrer à reculons dans le débat”, Revue France, 0246-2346, p.223.
Castels, Robert, 1996, “Pour lever les inquiétudes”, Revue France, 0246-2346, p.223.
Garaudy, Roger, 1963, Karl Marx, Paris, Éditions Seghers.
Gorz, André, 1997, “Misères du présent. Richesse du possible”, 2-7186-0451-4, p.229.
Lafargue, Paul, 1994, Le droit à la paresse, Turin, Mille et une nuits.
Marx, Karl, 1975, Critique du programme de Gotha, Pékin, Éditions en Langues Étrangères.
Marx, Karl, 1971, Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, 10/18.
Méda, Dominique, 1994, ” Le travail, une valeur en voie de disparition”, 2-7007-3659-1, p.358.
Rifkin, Jeremy, 1997, “La fin du travail”, Revue France, 0247-3759, p.64.