C’est seulement quand la terre sera devenue le patrimoine commun de tous que l’humanité pourra affronter les problèmes écologiques que pose notre existence en tant que seule espèce animale qui façonne la nature pour subvenir à ses besoins.
Toutes les autres espèces animales ne font que prendre la nature comme ils la trouvent, se nourrissant de plantes et/ou d’autres animaux que la nature fournit spontanément ; en fait, ils font partie, tant pendant qu’après leur vie, de ce que la nature fournit aux autres espèces. Toutes les formes de vie végétale et animale font partie d’un réseau de relations appelé “écosystème” en écologie. Ce système est normalement auto-régulant dans le sens que si un déséquilibre se développe, il est corrigé spontanément, soit par la restauration de l’équilibre antérieur soit par l’établissement d’un nouvel équilibre.
L’espèce animale appelée homo sapiens fait aussi partie de la nature et a dû dériver d’une espèce proche qui, comme les autres, vivait simplement de fruits sauvages de la nature en collectant des plantes et des insectes. Ces préhumains en venaient à se distinguer des autres animaux—devenaient "humains" si l’on veut—quand ils commencèrent à façonner la nature pour subvenir à leurs besoins, par exemple en façonnant des branches et des pierres en outils leur permettant de prendre davantage de la nature qu’ils n’auraient autrement pu le faire. Ainsi un nouveau facteur, potentiellement bouleversant, était introduit dans l’écosystème.
Cette activité humaine—le façonnement de la nature pour subvenir aux besoins—est la production et c’est une activité qu’aucune autre espèce animale n’accomplit. Ceci est plus qu’une simple transformation de la nature puisque, à la limite, toutes les espèces animales transforment la nature pour subvenir à leurs besoins (en y subvenant, en construisant leur habitat, etc . . .), l’équilibre écologique étant en fait l’équilibre entre les transformations de la nature produites par les différents êtres vivants. Mais la nature étant dynamique précisément par le biais de ces transformations, celles-ci peuvent être considérées comme étant spontanées, comme étant en quelque sorte une auto-transformation de la nature. Par contre, les transformations effectuées par l’espèce humaine donnent une nouvelle forme à la nature. Si l’on veut, la nature se transforme, l’être humain la transforme.
La production bouleverse inévitablement l’équilibre qui existait antérieurement. Ce n’est pas forcément un problème en soi puisque tôt ou tard un équilibre nouveau, différent, se développera, et il n’y a aucune raison à supposer qu’un équilibre particulier soit supérieur à un autre. Ce nouvel équilibre, comme l’ancien, tiendra à s’autoréguler aussi longtemps que de nouveaux changements—tels qu’un changement dans les méthodes productives—n’interviennent pas. Les êtres humains sont bien capables, malgré la production (c’est-à-dire la transformation de la nature) qu’ils opèrent, de s’intégrer dans un écosystème stable. C’était le cas de beaucoup de sociétés “primitives”, qui coexistaient en pleine harmonie avec le reste de la nature, et il n’y a aucune raison inhérente à la nature de la production qui empêche que cela soit possible aujourd’hui, sur la base de la technologie et des méthodes de production industrielles.
Ce n’est pas la production en soi qui est incompatible avec un équilibre viable de la nature—même si toutes les grandes innovations productives, depuis la chasse, le feu et la métallurgie jusqu’à l’agriculture et la domestication des animaux auront été initialement des facteurs bouleversants—mais l’application de certaines méthodes productives faisant fi de l’équilibre naturel ou qui entraînent des changements trop rapides pour permettre à un équilibre nouveau de se développer. Au fond, c’est cela que l’emploi (ou plutôt le mauvais emploi) par le capitalisme des méthodes industrielles de production a fait pendant les deux derniers siècles, et fait toujours aujourd’hui. En tant que système déchiré par des divisions de propriété et de classes, dans lequel les unités productives autonomes se concurrencent pour acquérir des gains économiques à relativement court terme (profits monétaires), le capitalisme est intrinsèquement incapable de prendre en considération les facteurs globaux et à plus long terme que l’écologie nous révèle être d’une importance vitale.
C’est pourquoi c’est seulement lorsque la condition communiste originelle de l’humanité sera restaurée, mais à un niveau mondial et avec l’apport de connaissances technologiques avancées, que les problèmes écologiques liés à la production industrielle et à l’approvisionnement de quelque 6 milliards de membres de l’espèce humaine pourront être réellement résolus. Bien entendu, le capitalisme doit finalement faire face aux problèmes écologiques engendrés par sa course au profit, mais seulement après coup, après avoir fait les dégâts. En effet le capitalisme va d’une crise énergétique à une autre, utilisant des sources nouvelles quand les anciennes se sont épuisées ou sont devenues trop chères ; il pille les sources l’une après l’autre selon que leur coût est relativement bas, et sans aucun souci pour l’avenir.
Les êtres humains occupent une place unique dans la nature. Non seulement nous sommes la seule espèce qui façonne la nature, qui produit, et donc l’espèce dont les activités sont de loin les plus bouleversantes potentiellement, mais encore sommes nous la seule partie de la nature qui, au moins en principe, puisse choisir son modèle de comportement. Nous sommes ce que le philosophe américain Murray Bookchin a appelé “le porte-parole auto-conscient de la nature” et en tant que tels nous avons une responsabilité spéciale envers le reste de la nature : nous sommes la seule espèce animale capable de prendre des mesures pour assurer qu’un équilibre écologique viable est maintenu dans la nature.
Bookchin a tenté de tirer de ce fait une “éthique” dans le sens d’un code de comportement qui règle ce que les sociétés humaines doivent et ne doivent pas faire : nous devons nous abstenir d’utiliser des méthodes productives incompatibles avec un équilibre qui ne peut être soutenu par la nature, ou plus positivement, nous ne devons employer que les méthodes de production qui sont compatibles avec un tel équilibre. Bien entendu, il ne s’agit pas de choisir des méthodes de production particulières en marge de la structure sociale, mais des objectifs, et donc la structure même de la société.
Les principes écologiques imposent à l’humanité l’établissement d’un rapport viable et relativement stable avec le reste de la nature. La société humaine, surtout dans ses aspects productifs, doit s’intégrer dans la nature dans le sens que, si elle puise dans la nature, elle doit le faire de telle sorte que la nature puisse se restaurer ensuite ; un équilibre stable doit établi et maintenu. De cette façon le rapport société humaine/reste de la nature peut être soutenu sans les conséquences dangereuses que nous connaissons aujourd’hui en régime capitaliste, même en gardant un appareil productif industriel.
Dans la pratique cela implique une société qui, tout en restant industrielle, utilise autant que possible des sources renouvelables d’énergie et de matières premières, et qui pratique le recyclage systématique des matériaux non-renouvelables ; une société qui, une fois trouvé l’équilibre approprié avec la nature (y compris une population mondiale stabilisée dont les besoins matériaux seraient satisfaits convenablement), tendrait vers un niveau de production stable, voire vers la “croissance zéro” (ce que Marx appelait la “reproduction simple”). Cela ne veut pas dire que les changements sont à exclure par principe, mais tout changement (par exemple, l’application à la production des avancées dans ce que Bookchin appelle “l’éco-technologie”) devra respecter les principes écologiques, en s’effectuant à un rythme que le reste de la nature peut suivre en s’y adaptant.
Manifestement, une société divisée en classes et orientée vers la production pour le profit est incompatible avec l’accomplissement par les êtres humains de leur responsabilité envers le reste de la nature, ceci parce que, en tant que système régi par des lois économiques qui s’imposent comme contraintes externes sur les activités productives humaines, une telle société ne permet pas un choix libre des méthodes productives et est obligée en fait d’adopter celles qui servent le profit plutôt que des considérations écologiques. Avec pour conséquences la pollution, le pillage des sources non-renouvelables et le gaspillage que nous subissons aujourd’hui.
Nous ne pouvons assurer notre responsabilité en tant que “porte-parole auto-conscient de la nature” que dans, et en établissant une société sans propriété ni profit où les êtres humains seront libres de choisir quelles méthodes productives employer, parce qu’elle sera libérée des lois économiques incontrôlables de la recherche de profits et de l’accumulation du capital. En bref, seule une société socialiste mondiale, basée sur la possession communautaire et la gestion démocratique des ressources mondiales, est compatible avec la responsabilité humaine envers le reste de la nature.